Édito
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Le journal « Le Monde » a présenté ses excuses après la publication d’un dessin, signé par l’un de ses dessinateurs, Xavier Gorce, en référence à l’affaire Duhamel. « Le problème, finalement, n’est pas tant la liberté d’expression que le refus d’une posture religieuse qui impose à autrui les limites du Bien et du Mal », estime Natacha Polony.
Dans un contexte où l’on parle de l’inceste, à la fois déflagration et poison lent pour ceux qui le vivent ou l’ont vécu, une polémique autour d’un dessin peut paraître dérisoire. Elle vaut pourtant qu’on s’y arrête tant il nous donne à voir notre époque sous le jour le plus cru.
Xavier Gorce, dessinateur du Monde spécialisé dans les pingouins moralistes, a produit mardi 19 janvier un dessin en référence à l’affaire Duhamel, repris dans la « Newsletter » du journal. Un des personnages y disait ceci : « Si j’ai été abusée par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste ? » Aussitôt, tollé sur les réseaux sociaux. Le dessin, non content de minimiser l’inceste, serait également « transphobe ». Pour certains, il « lie inceste et transsexualité », en une sorte de résurgence réactionnaire.
Dans la foulée, le Monde publie un texte dans lequel la directrice de la rédaction, Caroline Monnot, présente ses excuses pour ce dessin « qui n’aurait pas dû être publié » car il « peut être lu comme une relativisation de la gravité des faits d’inceste, en des termes déplacés vis-à-vis des victimes et des personnes transgenres. » Et le journal de rappeler son engagement pour ces causes. Une note en bas d’article signalait que les « contributions », les commentaires donc, avaient été désactivées « sur décision de la rédaction ». Afin sans doute d’éviter de savoir ce qu’en pensent les lecteurs. Épilogue : Xavier Gorce annonçait mercredi sa démission.
Quelques mauvais esprits ont fait remarquer que le Monde ne s’était pas ému quand son dessinateur traitait quotidiennement les gilets jaunes de beaufs, de cons, de troupeau d’abrutis forcément antisémites, voire fascistes. Mais de fait, le problème n’est pas le même. Pour agressif, méprisant et réducteur qu’il fût, le jugement du dessinateur portait sur des idées politiques que l’on est en droit de ne pas partager ou de combattre. Cela relève du débat démocratique, dont le dessin de presse incarne une des dimensions. La question qui se pose aujourd’hui est celle du rire, de sa nature et de son périmètre.
Le 1er juillet 2019, le New York Times mettait fin à toute publication de dessins de presse, estimant que ceux-ci couraient toujours le risque de blesser quelqu’un. Il n’aura fallu qu’un an et demi pour que le Monde affirme son statut de « quotidien de référence » en adoptant les nouvelles postures morales des défenseurs autoproclamés du « progrès ». En l’occurrence, le progrès consisterait à interdire tout humour portant de près ou de loin sur une situation ayant pu entraîner une souffrance. On peut avoir trouvé stupide le slogan « il est interdit d’interdire » et se dire, pour autant, que le « progrès » contemporain multiplie dangereusement les interdits.
Pour ce qui concerne le dessin de Xavier Gorce, on ose à peine faire remarquer que la phrase incriminée semble moquer ceux qui, sous prétexte de complexité de la structure d’une famille recomposée, ergotent sur la qualification d’inceste à propos de l’affaire Duhamel. Et l’on ne voit pas bien en quoi la phrase met en cause les personnes transgenres. Mais peu importe. Une autre caractéristique de l’époque est de laisser le dernier mot à ceux qui ne maîtrisent pas la langue. L’emploi, la semaine dernière dans cette page, de l’expression « affaire de mœurs » pour qualifier cet inceste a soulevé chez quelques internautes des haut-le-cœur indignés, comme si le fait de parler de mœurs (par distinction avec des affaires de corruption ou des fautes politiques) semblait relativiser le crime. On ne mesure pas les dégâts de l’absence de dictionnaire.
VISION MORALISTE DU RIRE
Un argument, en revanche, est à explorer. L’humour, nous disent certains, doit s’attaquer aux puissants, pas porter sur les victimes. Vision moraliste du rire, qui serait une arme contre le Mal. Mais il est des sociétés – la nôtre en particulier – dans lesquelles s’attaquer au « pouvoir » ne réclame aucun courage, du moins si l’on s’en tient à une définition institutionnelle du pouvoir. Si rire est avant tout l’exercice d’une liberté profonde, intime, essentielle, alors, il faut pouvoir rire, non forcément des « puissants », mais de ce qui nous est sacré, car c’est là que le rire nous délivre de nos propres enfermements et devient cette mise à distance qui rend véritablement libre. Cela signifie-t-il qu’il faille provoquer, insulter ce qui, pour les autres, est sacré pour le plaisir d’exister et de se croire l’incarnation de la liberté d’expression ? Le problème, finalement, n’est pas tant la liberté d’expression que le refus d’une posture religieuse qui impose à autrui les limites du Bien et du Mal. S’indigner, c’est afficher sa vertu. Bigoterie contemporaine.
La facilité est de conclure que seuls ceux qui sont concernés, les « victimes » de tel crime ou injustice, ont le droit de rire et montrent ainsi le dépassement de leur souffrance. Rien de ce qui est humain ne m’est étranger, nous rappelle Montaigne. L’humanisme consiste à souffrir de tout crime, de toute injustice. Mais l’humanisme n’est possible que si nous postulons que l’autre n’est pas par essence soupçonnable d’être du côté des bourreaux et qu’il peut, malgré ses différences, partager nos douleurs. Ce que nous raconte l’indignation perpétuelle des redresseurs de torts sous pseudonyme, c’est la traque obsessionnelle des mauvaises pensées de l’autre, considéré avant tout comme un ennemi à éradiquer.